Ils sont pauvres, socialement tous petits et inaudibles. Ils sont puissants, très riches, très influents et très gros avec une énorme voix. Dans la chaine alimentaire des multinationales de l’eau, les pauvres du bidonville de Nagpur en Inde sont des proies et Veolia est au sommet de cette chaîne de prédation. C’est l’histoire d’un quartier sans eau, dans un monde où l’eau potable courante privatisée est cotée en bourse, l’histoire d’un monde où le social business joue à qui gagne gagne, donc à qui perd perd. Un monde d’argent corrompu plus argenté que le monde du pétrole. Un monde du silence, silence des affaires, des médias, des politiques, silence qu’un bidonville va briser, faisant trembler le colosse sur ses jambes.
En route donc pour une gestion privée de l’eau : les communautés publiques sont propriétaires des infrastructures et les multinationales, via un contrat, assurent la construction de ces infrastructures, la distribution de l’eau potable et l’assainissement des eaux usées. Dans ce meilleur des mondes, cette délégation octroyée à des multinationales privées a un coût : le coût du service rendu par la multinationale et sa rémunération ou marge bénéficiaire (et l’on sait tous qu’une multinationale ne vivote pas en CDD avec un SMIC), la multinationale devant enrichir ses actionnaires comme les marchés financiers. Alors qui paye l’eau au final ? Le consommateur d’eau : vous, moi, la collectivité. Qui enrichit la multinationale ? Vous, moi, la collectivité. Donc qui se fait avoir ? Vous, moi, la collectivité.
Bidonvilles nord de Nagpur
Et dans les pays pauvres, là où le consommateur d’eau n’est pas en mesure de payer ce qu’il va consommer ? Et bien c’est le pays (donc le peuple) qui règle cette note, via des subventions et des investissements publics. Cela devient très intéressant pour la multinationale : elle négocie à prix d’or une gestion privée déléguée de l’eau en un seul contrat dont le paiement est GARANTI par l’Etat, la subvention est à portée de main, il suffit de la saisir. La pauvreté d’un pays, pour les multinationales, c’est de l’or en barre. Sous couvert des fameux ODD, Objectifs de Développement Durable, les multinationales imposent partout la privatisation de l’eau. C’est beau, c’est moral, c'est pour le bien de tous. Le tour est joué. Et aucun média mainstream pour dire qu’on est en plein néocolonialisme.
Dans ce monde ultralibéral de la gestion de l’eau, la pensée unique globalisée promet un paradis aquatique pour tous. Les premières fissures (pourtant prévisibles) de cette gestion privée n’ont pas tardé à apparaître : mauvaise information délibérée du consommateur et des collectivités locales, flou artistique sur la qualité et le prix du service de l’eau potable courante domestique, défaut et insuffisance de contrôles de la qualité de l’eau, situation de monopole de la multinationale imposant prix et marge sans concurrence possible, hausse de prix injustifiée frisant la truanderie, contrat de délégation aux multinationales brumeux… Et qui paye très chère cette belle arnaque ? Vous, moi, la collectivité. Donc qui gagne (énormément)? On a tous compris. Et surtout qui prend au passage de larges commissions (et pots de vin) pour octroyer ce service public de l’eau à une société privée ? Ni vous ni moi. Ceux pour lesquels vous votez.
Et puis juillet 2010 : la Bolivie dépose une résolution qui sera adoptée par l’ONU, l’accès à l’eau potable courante devient un DROIT FONDAMENTAL de l’humain. Cette magnifique résolution n’a pas du tout inquiété les multinationales de l’eau : un droit peut se traduire en prix donc dégager une marge, un devoir est une contrainte que la multinationale peut faire semblant de respecter. Devinez quoi ? C’est ce qui s’est passé, en termes de droit comme de devoir.
Et Nagpur et ses bidonvilles dans tout cela ? Cette ville indienne du Maharastra de près de 3 millions d’habitants vit une situation de la gestion de son eau courante catastrophique : distribution aléatoire, coupures récurrentes, réseau de distribution vétuste, eau polluée non potable, bidonvilles non raccordés, pas de recyclage des eaux usées… En 2012, Veolia (consortium Veolia et société indienne) arrive tel le messie pour sauver la situation et signe un contrat de 25 ans pour gérer l’eau potable de Nagpur (contrat financé par la ville et les usagers de l’eau) : eau courante potable pour tous, y compris dans les bidonvilles, traitement des eaux usés, rénovation, extension et modernisation du réseau de distribution. C’est le merveilleux concept de “ville inclusive” de Veolia : le progrès pour tous, la prise en compte sociale, l’entreprise citoyenne, l’humain, ah l’humain (je tairai les pots-de-vin et les rétro commissions, seconde nature de l’Etat indien, qui ont permis à Veolia de décrocher ce contrat, ça tombe bien, les conflits d’intérêt sont une seconde nature des multinationales). Un modèle de “social business” que soutient financièrement la Banque Mondiale. Car la mécanique de ces juteux contrats est aussi simple que cynique : socialiser les investissements. Les investissements publics s’effectuent conjointement avec les investissements privés, bref on mutualise argent public et argent privé pour mener à bien un projet de réseau d’eau potable, mais les recettes produites ensuite par ce projet reviendront en majorité à l’investisseur privé ; ou comment faire du chiffre avec l’argent de la collectivité. Moralité : on ne socialise jamais les recettes, JAMAIS, seulement les investissements. Je ne sais pas pour vous, mais dans mon monde, cela s’appelle un contrat de dupe.
Donc Veolia propose l’eau potable pour tous à Nagpur. C’est si beau, si parfait, si moral ce projet quasi humanitaire que la région de Maharastra décide d’étendre la privatisation de l’eau à d’autres grandes villes indiennes. Veolia (et Suez) s’en pourlèche déjà les babines. La presse française se déplace à Nagpur, articles dithyrambiques : les journalistes au garde à vous ont exécuté le boulot libéral attendu de cirage de pompes, sans aucun discernement.
Notons que Brune Poirson, actuelle secrétaire d'État auprès de François de Rugy, ministre de la Transition Ecologique et Solidaire (et auparavant de Hulot, et oui), était directrice de la responsabilité sociétale à la privatisation de l’eau de la ville de Nagpur pour le compte de Veolia : fiasco complet, Mme Poirson est depuis une star à Nagpur. "J’ai été portée par un engagement social, affirme-t'elle à la presse, je me suis engagée en Inde aux côtés des plus démunis. J’ai été en charge de gérer des projets de distribution d’eau dans les bidonvilles. J’ai pris la mesure de l’importance cruciale de la bonne gestion des ressources environnementales dans le contexte du réchauffement climatique." Elle a au moins le sens de l'humour noir. Brune Poirson est également depuis 2019 vice-présidente de l'Assemblée des Nations unies pour l'environnement : le climat et la biodiversité vont bénéficier des hautes compétences de cette personne aussi éthique qu'indépendante des lobbies des multinationales. Notre avenir écologique et climatique s'annonce radieux.
Où en sont les bidonvilles de Nagpur ? Et bien ils n’ont toujours pas d’eau courante. Dans l’attente de travaux de raccordement qui n’arriveront jamais, Veolia a mis en place en sous-traitance un réseau de camions citernes pour approvisionner les bidonvilles en eau potable, un vrai business d’avenir. Cette eau est payante, même sans robinet, elle a d’ailleurs plus que doubler depuis que Veolia la gère (en réalité c’est la municipalité qui fixe les hausses de tarifs, mais en fonction de ce que lui coûte l’intervention de Veolia, donc indirectement c’est Veolia). Cette eau ayant une valeur marchande, elle est volée depuis les camions citernes puis revendue avant d’arriver aux bidonvilles. …On est en Inde et l’économie mafieuse et le marché noir représentent 84% du PIB national. En revanche la facture, elle, arrive chaque mois dans les boites aux lettres des bidonvilles, sans compter que les pauvres ont dû illégalement payer l’installation d’un compteur d’eau à leur domicile (alors qu’il était prévu gratuit) pour une eau courante inexistante. Le prix de l’eau, même subventionné pour les zones les plus démunies de Nagpur, reste inabordable pour les foyers des bidonvilles : l’endettement s’installe pour une eau qui n’arrive même pas à domicile mais en camion, quand cette eau n’est pas volée avant. Ca fait beaucoup pour les habitants des bidonvilles, vraiment beaucoup.
Alors arrive l'impensable pour Veolia et sa meute de corrompus politiques : la mobilisation des bidonvilles. Création d'associations de défense des usagers, interpellation des pouvoirs municipaux et de Veolia. On continue d'embourber les bidonvilles de promesses. Réaction des habitants des bidonvilles : ils menacent de faire la grève du vote, manifestent et entament des procédures judiciaires contre la municipalité et Veolia. La Justice n’échappant pas à la culture du clientélisme et de la corruption indienne, les bidonvilles sont déboutés. Leur lutte est héroïque parce qu’elle est sans moyen. Les bidonvilles le savent : ils sont dans leur droit. Alors l’émeute. Les bureaux locaux du consortium Veolia sont brûlés, les cadres indiens du consortium menacés, les bidonvilles interpellent l’opposition qui sent que ce mouvement est d’ampleur et peut renverser la municipalité. Les bidonvilles comprennent très finement la situation et gèrent parfaitement la récupération des partis : ils obtiendront gain de cause, ne paieront pas l’eau inexistante et les compteurs d’eau. Mais surtout la colère des bidonvilles a déclenché des contrôles et des bilans, des demandes de comptes inattendus pour la mairie de Nagpur et Veolia. La remunicipalisation de l’eau est en route à Nagpur. Des ONG telles que Corporate Accoutability International se penchent sur l’affaire et étudient la reprivatisation de l’eau dans toutes les grandes villes de l’Inde. Car le résultat est un fiasco total : cette gestion privée est une catastrophe, l’argument libéral est à genou devant les miteux résultats de cette privatisation. Le “social” business n’existe pas parce que le business n’admet jamais aucun adjectif : le business n’admet que lui-même.
Cette émeute des bidonvilles de Nagpur refusant d’être les dindons de la farce libérale de Veolia et des pouvoirs publics locaux a fait trembler une municipalité et une multinationale. Mieux, les associations d’usagers de ses quartiers ont catégoriquement refusé tout dédommagement financier contre un retour au calme surtout judiciaire, eux, les pauvres de tout : ils n'ont rien, ils ne sont rien, mais eux et leur juste colère ne sont pas à vendre. C’est cela la grâce, c’est cela. La grâce absolue. Cette grâce qu’aucune multinationale, aucune pensée unique néolibérale ne peut pas même effleurer du doigt sans se brûler.
NB : comble du cynisme, pendant que les bidonvilles de Nagpur luttent et sont toujours ravitaillés en eau potable payante par camion-citerne, les touristes et la jeunesse dorée de cette ville s'éclatent à l'occidentale dans des parcs aquatiques de Nagpur tels que le Dwarka Water Park ou le Krazy Castle Aqua Park, où les gamins apprennent que l'eau coule visiblement de source et n'est qu'une vaste rigolade.
Je ne remercie aucune association, aucun pote de combat pour le générique de fin : lutte judiciaire des bidonvilles de Nagpur toujours en cours, trop de vaillantes personnes impliquées sur place et des multinationales avec des représailles redoutables.
[PHIL]
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