dimanche 8 septembre 2019

Nos impatiences impuissantes sur le cours du temps

“Le temps que je manifeste est celui qui se détermine par la suite continue des nombres, structure logique d'un tout en mouvement, incorrigible, non manipulable, non aléatoire, affranchi de l'arbitraire, l'image de l'unité du temps dans sa durée irréversible". 

Roman Opalka, en montrant que nos impatiences n'ont aucun effet sur le cours du temps, crée un temps rigoureusement libre que nous tentons de nous approprier en l'incarnant par le rythme quasi cardiaque des nombres : la durée. Roman Opalka, pourtant éloigné des lois fondamentales de la Physique moderne, a réussi comme aucun autre artiste à ritualiser et incarner le temps Physique (celui des équations) : le COURS de ce temps et la FLECHE de ce temps.


La Physique moderne distingue le COURS du   temps (avançant de façon irréversible, rendant impossible le fait de passer deux fois par le même instant) de la FLECHE du temps, que les philosophes appellent le "devenir", cette FLECHE invoque l'irréversibilité de certains phénomènes temporels : dans ce cours irréversible, des phénomènes sont réversibles et d'autres irréversibles. Un phénomène est dit irréversible quand il subit la FLECHE du temps (son état est modifié) et réversible quand il ne l'a pas subie (son état est identique). Or les lois de la Physique sont toutes réversibles : aucune théorie Physique fondamentale n'intègre le devenir. Comment comprendre des phénomènes irréversibles quand les équations qui les décrivent sont réversibles ? Le prix Nobel Ilya Prigogine propose une réponse radicale : l'irréversibilité temporelle est avérée donc les équations fondamentales réversibles sont fausses puisqu'elles nient le temps. On peut le contredire en affirmant que les équations réversibles sont justes, l'irréversibilité constatée venant d'une interprétation (cf. le physicien Boltzsmann). Pour résumer : le COURS du temps est ce que qui nous empêche de retrouver dans le futur un INSTANT que l'on a connu dans le passé. La FLECHE du temps nous empêche de retrouver un ETAT connu dans le passé. J'ai 58 ans, je ne revivrai jamais l'INSTANT de mes 20 ans (c'est le COURS irréversible) ; d'enfant je suis devenu adulte, je ne peux revenir à un ETAT d'enfant (la FLECHE du temps a modifié mon état d'enfant).



A partie de 1965, Roman Opalka va peindre la suite des nombres entiers, de 1 vers l'infini : il peint donc le COURS du temps. A l'instar du cours du temps, dans la suite des nombres entiers, chaque nouveau nombre se construit à partir du précédent de la même manière que tous les autres nombres. Tous les nombres sont différents mais tous sont construits de façon identique, exactement comme le cours du temps est fait d'instants à chaque fois renouvelés : tout instant présent est inédit  mais a le même statut que tous les autres, puisque les lois physiques vont s'y appliquer de la même façon qu'à tous les autres instants.

Chaque fois que Roman Opalka termine une toile avec sa suite de nombres entiers (il a atteint le million en 1974), il réalise un autoportrait photographique montrant les modifications irréversibles de son état (vieillissement). Ca c'est la FLECHE du temps. Il a donc artistiquement séparé le COURS du temps de la FLECHE du temps comme le fait la Physique, mais dans un temps intime, pictural, subjectif, vécu, puisque qu'Opalka s'est arrêté au chiffre 5.607.249 en 2011, année de son décès, après 46 ans de travail sur une suite hypnotique et obsessive de nombres entiers : "je peins la durée".

En 1974, ambitionnant d'achever à sa mort sa suite de nombres sur fond blanc avec des chiffres blancs ("le blanc moral"), Opalka décide d'ajouter 1% de blanc supplémentaire dans le fond (noir puis gris) de chaque nouvelle toile jusqu'à atteindre le fond blanc absolu ou se dissolvent les nombres. Il a ainsi injecté du devenir dans le cours du temps, comme le préconise le physicien Prigogine. Opalka a donc cessé à cette date de séparer le cours du temps de la flèche du temps dans son œuvre.

Rien n'a d'influence sur le temps, ni impatience ni patience. Opalka est à Varsovie, attendant sa femme à une table de café. Inquiet de son retard, il s'impatiente et constate que cet empressement à la voir arriver n'a aucune influence sur la survenue de cet événement espéré. Il décide alors de couvrir une page de nombres en partant du 1, comme pour capturer les battements d'un temps vainqueur à l'infini : ce jour-là, Opalka commence l'œuvre de toute une vie. Et je reste fasciné par le sacrifice, la rigueur monacale, la solitude artistique, l'indépendance intellectuelle inouïe d'Opalka ainsi que l'esthétique inédite de son œuvre, achevée en blanc sur blanc, comme on kidnapperait pour un instant, avant de mourir, un infime morceau d'absolu.

- PHIL

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