Entendrons-nous ce génocide-là ? Resterons-nous sourds parce
qu'il nous faudrait faire des choix prioritaires médiatiques dans l'horreur ?
Qu'est-ce que le génocide en cours des autochtones Wayuus aurait de moins que
les autres pour ne pas être connu ? Quel est ce silence ? Si certaines
exterminations mobilisent les consciences collectives ou individuelles et
d'autres non, est-ce pour une question d'échelle de sensibilité, de chiffres
pas assez ronflants, d'émotion moins palpable ?
Il y a des génocides silencieux. Ce n'est pas faute pour les
Wayuus de hurler le leur depuis plus de trente ans. Ils ne sont plus que
500.000 aujourd'hui, concentrés au nord de la Colombie. Ce peuple est menacé de
disparition selon une volonté programmée. Parce que les Wayuus ont un tort
essentiel : ils sont là, dans la province de Guajira, et ils se battent pour
leurs droits, leur territoire et leur mode de vie. L'Organisation Nationale
Indigène de Colombie ne cesse de dénoncer ce génocide, mais rien, absolument
rien. Très peu se mobilise. Personne ne s'en offusque : ce peuple est petit,
son génocide est petit. Les Wayuus deviennent minoritaires sur leur propre
terre, ils auront disparu d'ici vingt ans : extermination mineure, lente et peu
spectaculaire. Le génocide Wayuu ne possède pas la bonne rhétorique :
insuffisamment grandiose pour heurter nos consciences tant accoutumées à
l'abject. Pour nous interpeler, il faut du sensass, du gros chiffre immédiat
apte à faire du tapage aux enchères internationales des crimes contre
l'humanité.
Résumons l'affaire : les Wayuus vivent sur un territoire
très riche en minerais et tirent leur subsistance des rivières (pêche,
agriculture, eau domestique). Massacrés par les propriétaires terriens de
Droite, ils sont également empoisonnés par les petits orpailleurs (souvent de
Gauche), déportés ou tués par les milices anti gouvernementales de Gauche, les
milices d'extrême Droite, l'armée (de Droite Conservatrice), les cartels de la
drogue (Sociaux-Démocrates) et enfin les multinationales minières (de Droite
Libérale). 800 Wayuus ont trouvé refuge et assistance au Venezuela il y a
quelques années.

Droite, Extrême Droite, Gauche, Chavez. On saisit vite le
malaise à s'intéresser aux Wayuus et les étiquettes qui risqueraient de nous
coller au train. Parce que nous voulons bien choisir le camp des opprimés à
condition que cela ne nuise pas à notre image sociale et au confort de notre
sofa. Nous voulons du binaire rassembleur, du camp facile à choisir, une corde
sensible qui vibre politiquement correct, une colère partagée qui nous flatte
en toute sécurité. Parce qu'on veut bien se révolter contre un génocide à
condition qu'il soigne efficacement notre propre angoisse occidentale de vivre.
Dénoncer la mort des autres, oui, mais à condition qu'elle nous soit
profitable, fertilisant notre imaginaire et ébranlant nos émotions ; dénoncer
le crime, oui, s'il nous permet de survivre à nos petites folies intérieures.
Autrement dit un génocide n'est notable que s'il contient notre faire-valoir.
Pour le vampiriser, nous exigeons de lui un flot de sang chaud spectaculaire,
immédiat et massif.
Les barrages, les massacres, la pollution irrémédiable des
ressources en eau et les maladies induites, la violence armée (extermination de
villages entiers), les déportations oeuvrent à la disparition irrémédiable du peuple
Wayuu. Quasiment personne ne prend de photos ou ne filme avec son portable pour
faire le buzz : l'extermination des Wayuus ne sera jamais reine d'un jour.
Pourtant 14.000 enfants ont été assassinés ces cinq dernières années, plus de
3.000 adultes par an se font dessouder, le reste meurt de faim, de soif, de
maladie, de pollution et de déportation dans des zones ou leur survie est
impossible ; ce qui arrange les affaires d'un gouvernement colombien impavide,
assujetti aux multinationales minières exploitant la région (les filiales de
Xstrata Glencore financent les milices qui se chargent du problème Wayuu).
Bref, pas de quoi produire un livre, un documentaire ou un spectacle à succès
en terre occidentale : pas assez rentable ce massacre.
Parce qu'il n'existe aucun classement de valeur chez l'être
humain il n'y a pas de grand ou de petit génocide : aucun qualificatif ne peut
l'accompagner puisqu'un génocide, dans sa singularité, ne contient que
lui-même. Au-delà de la disparition programmée des Wayuus, ce qui me désespère
est notre capacité à nous en foutre, à faire un tri, comme dans un jeu des 7
familles : dans la famille génocide Juif, je voudrais la Shoah en 3D, bonne
pioche, dans la famille génocide Tutsis, je voudrais

l'émotion médiatique,
bonne pioche ; cette émotion omniprésente qui se soustrait au raisonnement et
permet paradoxalement de se forger une opinion, voire un engagement depuis son
canapé, avec la perception comme argument et le débat comme interdiction. Comme
si les génocides étaient empilables, au gré d'un apitoiement à géométrie
variable, comme s'il suffisait de les raconter puis de se réfugier dans les
commémorations, au lieu de les analyser, d'en débattre, de les juger, les punir
et enfin les comprendre pour ensuite faire œuvre de mémoire et à l'avenir les
empêcher.
Et les Wayuus ? Hors jeu, mauvaise pioche. Tant pis pour
eux. Ils ne meurent pas en reportage à hauteur de millions, ce seuil fatidique
du million, chiffre sacré de la rhétorique médiatique qui met notre offuscation
dans les starting-blocks et classe les génocides dans un hit-parade. Tant pis
pour les Wayuus, ils étaient seulement 500.000. Seulement. Silence donc.
(Photos : le peuple Wayuu par Nicolò Filippo Rosso - Stories
Buried In Coal)
PHIL